Nul, je pense, ne disconviendra parmi nous, Chers Collègues, du fait qu’avec le départ de Jean-Louis Lenhof c’est un des piliers de la défunte UFR et de l’actuel Département d’Histoire qui s’effondre, non seulement au regard des trois décennies qu’il a consacrées à notre établissement, mais aussi et surtout en raison du travail considérable qui fut le sien. Portant un regard rétrospectif sur ce travail, l’apprenti biographe est saisi d’une sorte de vertige : comment ne rien oublier ? Et par où commencer ?
J’ai choisi, peut-être parce que c’est sous ce jour que j’ai d’abord connu Jean-Louis Lenhof, de commencer par parler de son rôle dans la formation à distance en histoire, au sein du Centre de Télé-Enseignement Universitaire (CETEU) devenu par la suite Centre d’Enseignement Multimédia Universitaire (CEMU). Il fut en effet le référent « Histoire » de cette structure pendant une vingtaine d’années. C’est-à-dire qu’il assurait l’interface entre ces étudiantes et étudiants qui ne nous connaissaient pas du tout ou très mal et le corps enseignant caennais. Il a été ainsi, en quelque sorte, pour des milliers de personnes partout en France et dans le monde entier, la “figure” de notre discipline, l’image de l’enseignement de l’Histoire à l’Université de Caen. Toutes celles et ceux d’entre nous qui ont exercé des fonctions de direction d’Institut savent, par ailleurs, qu’il a aussi assuré, avec une précision d’horloger, la rotation perpétuelle des enseignements et tout particulièrement des options entre les collègues des quatre périodes dans un soucis de parfaite impartialité. Mais cantonner le travail d’enseignant de Jean-Louis Lenhof à son rôle dans la formation à distance aurait quelque chose d’incongru et de paradoxal tant est grand son renom d’enseignant « en présentiel », comme on dit désormais dans la novlangue technocratique qu’il prise tant… De son enseignement en premier cycle, depuis près de vingt ans que j’enseigne ici, ce sont toujours les mêmes échos qui me reviennent : Monsieur Lenhof sait rendre clairs et passionnants des sujets qui pourraient passer d’abord pour obscurs et quelque peu rébarbatifs. Ne m’a-t-on pas dit qu’avec lui les subtilités du système bancaire ottoman devenaient d’une limpidité et d’un attrait déconcertants ? Que c’est avec une fluidité et une simplicité hors pair, qu’il promenait son auditoire, sans jamais l’égarer et encore moins l’ennuyer, dans les méandres de l’administration coloniale de la iiie République ou le tonnage des bâtiments de la Royal Navy ? Son public était en outre plongé dans une sorte de perplexité confinant à la crainte quasi religieuse en remarquant que tout cet enseignement était délivré sans fiches, sans mémo, si ce n’est parfois, m’a-t-on concédé, quelques notes griffonnées sur un ticket de métro auquel il lui arrivait de jeter vaguement un œil pour vérifier une statistique. Inutile de vous dire qu’une telle facilité, rapportée par des témoignages constants et unanimes, n’a pas manqué de plonger les collègues dans une vive admiration teintée d’une petite pointe d’agacement où perçait sans doute – je parle pour moi, bien sûr – un soupçon d’envie. Pour le deuxième cycle, je me contenterais, puisqu’aussi bien Jean-Louis Lenhof est, entre autres choses, un historien quantitativiste, d’une donnée chiffrée : ce n’est pas moins de quatre vingtaines de maîtrises et de master qu’il aura encadrés, pour s’en tenir à ceux qui sont parvenus à soutenance, sur des sujets d’une variété inouïe, et dont plusieurs ont débouché sur un travail de thèse pour lequel notre collègue a été appelé à participer à la soutenance. À cet égard, Jean-Louis Lenhof pulvérise assurément le record de participation à des jurys de thèse pour un maître de conférences en histoire de l’Université de Caen : près d’une quinzaine en moins de dix ans. Mais, bien entendu, on ne saurait évoquer le travail d’enseignant de Jean-Louis Lenhof sans faire un sort particulier à son investissement extraordinaire dans les préparations des concours. Quelle que soit la question qui parût au printemps, aux programmes du CAPES et de l’Agrégation, on pouvait être certain – et c’est un ancien responsable de la préparation à l’Agrégation qui vous parle –, qu’on aurait à l’automne, dès le début septembre, quand ce n’était pas à la mi-août, un cours complet, carré, d’une érudition sans faille, tout en faisant saillir les problématiques, les enjeux et l’historiographie la plus récente. Avec Jean-Louis Lenhof, l’Institut de Contemporaine pouvait dormir sur ses deux oreilles, d’autant que ce travail considérable était doublé d’une profusion de notes, de synthèses, de fiches, jaillissant à flot continu sur l’espace numérique de travail. Que de collègues certifiés et agrégés doivent leur réussite et leur entrée dans la carrière en grande partie à ce labeur ! Car Jean-Louis Lenhof ne fait pas partie de ces universitaires qui ne s’intéressent au concours que lorsque leur spécialité est au programme. Du « monde britannique de 1815 à 1939 », au « Moyen Orient de 1876 à 1980 », du « travail industriel et artisanal en Europe occidentale », à l’étude de « la culture, des médias et du pouvoir en Europe et aux États-Unis au second xxe siècle », en passant par « les sociétés coloniales de 1850 à 1960 » – et pour m’en tenir aux programmes de ces dernières années –, Jean-Louis Lenhof a toujours été sur le pont. En somme, à l’instar des professeurs des grandes Khâgnes, mais sans bénéficier des traitements et du prestige qui sont ceux de nos collègues de Chaire supérieure, il a presque toujours passé les concours (il faut croire qu’il avait cela dans le sang, depuis l’époque où, après sa licence de philosophie, il fut admissible en histoire à la rue d’Ulm). En y réfléchissant, je me suis dit qu’elles devaient être assez particulières les vacances estivales de la famille Lenhof !
Cet immense travail d’enseignant ne doit cependant pas faire oublier que Jean-Louis Lenhof n’a jamais négligé son métier de chercheur. Depuis sa maitrise consacrée à l’étude économique et sociale des fortunes dijonnaises pendant la Première guerre mondiale et sa thèse d’histoire sociale et quantitative sur Alençon et les classes moyennes au xixe siècle, ses centres d’intérêt n’ont cessé de varier. Jean-Louis Lenhof n’est certes pas de ces chercheurs qui labourent le même sillon toute leur vie. Quelques lignes directrices peuvent être relevées. Outre le tropisme pour les industries et les structures et dynamiques sociales d’Alençon où il vit depuis un quart de siècle, on peut noter un net intérêt pour la navigation et la mer (les cargo long-courriers à voile ou à vapeur, les marins français sur côtes du Maroc, la marine de pêche et la navigation de plaisance, un fameux amiral anglais…), mais aussi pour le travail, notamment dans l’industrie textile, le bâtiment et dans les campagnes, pour les mouvements migratoires, pour la famille… Bref beaucoup de cordes à son arc touchant à l’histoire économique et sociale du xixe s., à l’histoire urbaine, à l’histoire maritime… Cette recherche, Jean-Louis Lenhof ne l’a pas menée seul dans son coin. C’est un chercheur qui aime travailler dans le collectif. Il a ainsi participé à la fondation du séminaire « Images et représentations de la ville » à la MRSH, au pôle de recherches pluridisciplinaires sur les espaces maritimes, les sociétés littorales et les interfaces portuaires, au GIS d’Histoire maritime. Il siège au comité éditorial de la Revue Française d’Histoire Maritime et à celui des Annales de Normandie et a poussé l’investissement au sein de son laboratoire jusqu’à assurer les plus hautes responsabilités puisqu’il fut directeur adjoint puis directeur du CRHQ. Devant une telle activité, on reste perplexe : quand donc dort-il ? En tout cas, il appartient à l’heureuse race des petits dormeurs.
Avec un tel engagement dans l’enseignement et la recherche, Jean-Louis Lenhof aurait sans doute été en droit de se tenir éloigné des charges d’intérêt collectif et des fonctions administratives. Il n’en fit rien : il a pris sa part de ces fonctions ingrates. Jugez plutôt : outre ses fonctions de référent Histoire dans le domaine de l’enseignement à distance dont j’ai déjà parlé, avec la participation qu’elles impliquent au conseil d’administration du CETEU puis du CEMU, de 1998 à 2015, il a été membre du conseil d’UFR de 2013 à 2017, expert auprès du Haut Conseil de l’Évaluation et de la Recherche de l’Enseignement Supérieur, responsable du jury d’histoire-géographie du concours de recrutement du professorat des écoles de l’Académie de Caen, mais aussi membre du Jury de l’Agrégation de Sciences économiques et sociales, membre élu du Conseil National de l’Enseignement Supérieur et de la Recherche et même membre pendant huit ans du Conseil National des Universités. Quand on sait la charge de travail que représente cette fonction, on en vient à la conclusion suivante : cet homme est une brute qui fait le travail de deux titulaires. Gageons toutefois – je parle ici sous le contrôle du directeur-adjoint de notre UFR –, qu’il ne sera remplacé, au mieux, que par un seul enseignant-chercheur.
Vous mesurez donc, mes Chers Collègues, la perte que nous faisons avec le départ de Jean-Louis Lenhof, mais l’on ne saurait toutefois lui reprocher de prendre sa retraite, à soixante-trois ans et après quarante années de service, encore que nous vivions une heureuse époque où il est très bien porté de prétendre faire travailler les gens jusqu’à soixante-cinq ans. Je ne voudrais toutefois pas conclure mon propos sur une tonalité trop déploratrice et, pour tout dire, quelque peu égoïste, centrée sur nos petits intérêts d’historiens bas-normands. Aussi bien, il entre dans ma mission de rendre également compte de la totalité de la carrière de Jean-Louis Lenhof, y compris de la partie de celle-ci accomplie en dehors de notre établissement. C’est d’autant plus nécessaire qu’en homme discret et même un peu taciturne, en vrai Normand en somme – nonobstant le fait qu’il soit bourguignon (d’origine alsacienne) et que nous soyons sur le point de lui faire boire du bordeaux –, Jean-Louis Lenhof s’est rarement ouvert sur son passé. Bien sûr, nous savons ou nous nous doutons que, comme beaucoup d’entre nous, il a été professeur, certifié puis agrégé, dans divers établissements (dont le lycée La Condamine de Quito !). Mais qui sait qu’il a aussi eu, pendant une douzaine d’années, à l’École normale de l’Orne puis à l’IUFM d’Alençon, une carrière de formateur de nos collègues du Premier degré, et qu’il fut même Inspecteur de l’Éducation nationale ? Sur cette période de sa vie professionnelle je n’ai aucune connaissance directe et aucun témoignage – ni autopsie ni akouè comme dirait Hérodote –, mais nul ne doute, je pense, qu’il fit preuve à cette époque de la même puissance de travail, du même dévouement à l’intérêt général, de cette passion et de cette intégrité qui furent sa marque à l’Université de Caen. Toute une carrière, donc, au service du public, dans le cadre du Service public dont il est, comme chacun le sait, un ardent défenseur, avec ce que cela comporte de grandeur, de servitude et d’éthique. C’est donc avec notre reconnaissance, comme avec celle de la République, que Jean-Louis a fait valoir son droit à voir inscrit son nom sur le grand-livre de la Dette publique dont atteste le livret de pension qui lui sera prochainement remis.
Nous lui souhaitons donc une longue et heureuse retraite !
Jean-Baptiste Bonnard